Vivre de Paysage
Quand se lève la frontière
entre le dedans et le dehors
Vivre de Paysage
François Jullien
«En définissant le paysage comme « la partie d’un pays que la nature présente à un observateur », qu’avons-nous oublié ?
Car l’espace ouvert par le paysage est-il bien cette portion d’étendue qu’y découpe l’horizon? Car sommes-nous devant le paysage comme devant un « spectacle »? Et d’abord est-ce seulement par la vue qu’on peut y accéder – ou que signifie « regarder »?
En nommant le paysage « montagne(s)-eau(x) », la Chine, qui est la première civilisation à avoir pensé le paysage, nous sort puissamment de tels partis pris. Elle dit la corrélation du Haut et du Bas, de l’immobile et du mouvant, de ce qui a forme et de ce qui est sans forme, ou encore de ce qu’on voit et de ce qu’on entend…
Dans ce champ tensionnel instauré par le paysage, le perceptif devient en même temps affectif ; et de ces formes qui sont aussi des flux se dégage une dimension d’ »esprit » qui fait entrer en connivence. Le paysage n’est plus affaire de « vue », mais du vivre.
Une invitation à remonter dans les choix impensés de la Raison ; ainsi qu’à reconsidérer notre implication plus originaire dans le monde.»
2014, 2022, Folio
“Parce qu’il est alors conçu comme déploiement, comme champ de tensions et d’interactions, le paysage ne sera même plus envisagé, comme on l’a fait depuis toujours en Europe, selon ce qui fait sa limite, à la fois qui le borde et qui l’encadre. Pas plus qu’il n’est une « partie » de pays, il n’a d’« horizon » qui le borne et le définit. Son extension se développe et se propage à l’infini : les plis et les replis de ses montages comme les tours et les détours de ses aux se perdent au loin et débordent le regard qui voudrait se l’approprier et d’abord le contenir dans des « propriétés ».
“Pour le regard extrême-oriental, le paysage est une mise en tension de divers éléments, une pensée dynamique qui diffère de l’aspect contemplatif lié au paysage en occident. En chinois, le mot composé qui désigne le paysage se traduit pour nous par « montagne-eau ». L’opposition de ces deux idéogrammes témoigne du vertical et de l’horizontal, elle met en scène ensemble le statique et le mouvant, ce qui a forme et ce qui épouse la forme, « ou enfin ce qu’on a frontalement devant les yeux et qu’on regarde (la montagne) et ce qu’on entend de divers côtés et dont le bruissement parvient à l’oreille (l’eau): la vue et l’ouïe sont également sollicitées”
“… Quand se lève la frontière entre le dedans et le dehors, que ceux-ci se constituent également en pôles et qu’il y a perméabilité de l’un à l’autre, un nouvel « entre » s’instaure. Il y a paysage quand je ressens en même temps que je perçois; ou disons que je perçois alors du dedans comme du dehors de moi-même – l’étanchéité qui me fait tenir en sujet indépendant s’estompe. Ou, pour le dire en termes plus catégoriels, et ce sera ma nouvelle définition du paysage : il y a paysage quand le perceptif se révèle en même temps affectif”