Habiter en oiseau

Car c'est bien ce que sont les territoires, ce sont des partitions

Habiter en oiseau
Vinciane Despret

Qu’est-ce que serait un territoire du point de vue des animaux ? Vinciane Despret mène l’enquête auprès des ornithologues.

Car ce qui l’intéresse surtout, c’est d’observer la naissance et le développement de l’intérêt que les scientifiques portent aux oiseaux.

Où l’on voit alors que, plus on étudie les oiseaux, plus les choses se compliquent. De nouvelles manières de faire territoire apparaissent, bien plus complexes que les ornithologues ne pouvaient l’imaginer. Et si ces manières n’étaient que du spectacle, des parades dont personne n’est vraiment dupe ? Et si ce n’était qu’un jeu, pour “faire semblant” ? Et si l’on prêtait attention au fait que les territoires sont toujours collés les uns aux autres ? Ne seraient-ils pas, alors, une façon pour les oiseaux de continuer à vivre ensemble en étant autrement organisés ?

Sous la plume de Vinciane Despret, oiseaux et ornithologues deviennent intensément vivants et extrêmement attachants. À l’issue de ce livre, on ne devrait plus considérer la notion de territoire comme allant de soi. Et l’on n’entendra peut-être plus de la même façon les oiseaux chanter.

2019, Actes Sud, Mondes Sauvages

“Les chercheurs ont tendance, écrivent-ils, à ne retenir que, et à mettre un accent excessif sur, les moments dramatiques de la vie des animaux. Mais les animaux, comme les plantes, dans de nombreuses conditions, simplement persistent; il est donc crucial de chercher les relations non dramatiques qui les rendent capables de continuer à vivre quand rien, au-delà de la simple persistance n’est en jeu.”

“Des actes, des milieux et des rythmes: le territoire nous apparaissait d’abord comme une configuration spatiale, identifiable parce qu’installée de manière relativement pérenne dans l’espace. En lisant Deleuze et Guattari, je me rends compte qu’il n’y a en fait rien de plus mouvementé qu’un territoire, aussi stables pourraient être ses frontières, aussi fidèle à celui ci soit son résident. D’abord, mais cela nous l’avions déjà appris, parce que le territoire n’est pas tant espace que distances, la territorialisation est l’acte littéral et expressif (une performance en somme) de « marquer ses distances ». La distance n’est pas une mesure, mais une intensité, un rythme. Le territoire est toujours en rapport rythmé à autre chose. Ensuite parce que la territorialisation relève des processus de métamorphose.”

“…penser les territoires, c’est également réactiver d’autres sens associés aux mots, c’est élargir leur champ sémantique, les déterritorialiser pour les reterritorialiser ailleurs: appropriation, possession, propre, accords, compositions… Tous ces termes invitent à présent à d’autres modes d’attention, ils connectent d’autres territoires, intensifient d’autres dimensions, créent de nouveaux rapports, demandent qu’on entende d’autres choses (des silences et des accords), qu’on sente d’autres choses (des affects, des rythmes, des puissances, des flux de vie et des moments de calme), qu’on goûte d’autres choses (des intensifications, des importances, des différences qui comptent). Ces accords qui traduisent un bon voisinage chez les oiseaux, ces accords qui témoignent d’une aventure collective réussie m’invitent à présent à mobiliser un autre terme, musical à nouveau : celui de partition. Car c’est bien ce que sont les territoires, ce sont des partitions.  Et à nouveau le sens s’élargit, ici se dédouble : la partition est d’une part ce qu’écrit le choeur musical qui compose avec des chants et d’autre part, ce qui décrit l’opération de division de l’espace en des territoires différenciés – avec cette précision que le terme a perdu aujourd’hui son sens de division au profit de celui de « partage ». Cette heureuse dualité sémantique de la langue française, le fait qu’un même terme, celui de partition, désigne à la fois une composition musicale et une façon de répartir, de partager les lieux, ouvre alors à une double dimension de l’habiter, une dimension à la fois expressive et géopolitique, indissociablement. Les territoires dessinent des réseaux de territorialités sonores.”

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The PeregrineThe Political Possibility of Sound
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